Le projet en détail

EXPÉRIENCES ET USAGES DU PASSÉ DANS LES COMMUNAUTÉS EN LIGNE: (N)OSTALGIES DE L’ANCIENNE RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE ALLEMANDE

Préambule : La notion ostalgie désigne la nostalgie de l’est : un regret doux-amer de l’ancienne République démocratique allemande ; de sa politique, de ses produits culturels et industriels. Ici nous utilisons la plupart du temps la désignation (n)ostalgique pour faciliter  la lecture et souligner le double objectif de ce projet : mieux comprendre les communautés nostalgiques en ligne à l’exemple des nostalgiques de l’ancienne RDA.

Entre souvenir et oubli, la nostalgie rappelle les temps et lieux qui ne sont plus, qui ne sont plus accessibles ou qui ne l’ont jamais été. Elle peut également désigner le désir de retourner à une époque passée que nous n’avons pas vécue ainsi que le regret d’un passé qui n’a jamais été, mais qui aurait pu être ou encore un avenir qui jamais ne sera. Il s’agit d’un phénomène ambigu qui peut produire des effets agréables d’un souvenir joyeux (Arndt, J. et al. 2006), mais aussi bien produire des controverses, comme, par exemple, au niveau politique et idéologique (Walder 2012). La nostalgie émerge souvent, sur un plan personnel ou collectif, en temps de crise, de changement et/ou de progrès (Boym 2001). Fortement liée aux transformations numériques des sociétés et aux multiples défis démocratiques qui s’imposent, une omniprésence de différentes formes de nostalgie se laisse observer depuis quelques années. En politique, l’idéalisation nostalgique du passé se fait ressentir parmi les partisans du Brexit, parmi les adeptes du slogan ‘Make America Great Again’ de Donald Trump, mais touche aussi d’autres régions géographiques. Mona Hassan (2016) parle du désir des extrémistes religieux de vouloir restaurer le califat perdu, notamment en Irak. Le retour du vieux téléphone mobile de Nokia comme une forme de rétro marketing ou encore la suite de la série télévisée Twin Peaks sont juste deux autres exemples d’un ancrage nostalgique dans le passé. Le phénomène existe également en ligne, par exemple le partage de vidéos de musique des années 1960- 1990 sur YouTube ou de vieilles photographies de famille numérisées pour Facebook ou Flickr ; des publications souvent annotées d’un vocabulaire nostalgique. Dans ces cas, le temps passé peut à nouveau être revécu – autrement – en ligne. Naviguant parallèlement entre ces trois phénomènes – idéalisation du passé politique, marchandisation et joyeux souvenirs personnels (Berdahl, 1999) -, l’ostalgie, la nostalgie de l’Ex-RDA, est aussi exprimée dans les communautés en ligne. Depuis son apparition dans les années 1990, l’ostalgie a été largement analysée dans une perspective culturelle, politique et sociale et la plupart du temps dans les travaux portant plus généralement sur l’évolution de l’Allemagne depuis la chute du mur (p. ex. Kelly 2013, Gerstenberger & Evans Braziel 2011, Banchelli 2008, Ahbe 2001). Ces travaux montrent les difficultés liées à la réunification allemande, à la transition d’un système politique à l’autre, mais ils soulignent aussi la montée de l’extrême droite ou encore la présence de l’otalgie sur les sites web institutionnels et non institutionnels (Cooke, 2005). On compte une quarantaine de groupes sur Facebook et de nombreux sites web avec des forums de discussion où les membres partagent des souvenirs divers de l’avant-chute du mur comme des mets spécifiques, de la musique ou des photographies d’objets et de lieux qui ont marqué l’époque et/ou leur quotidien (p. ex. sur Facebook: DDR Ostalgie oder Nostalgie/RDA Ostalgie ou Nostalgie/ forum: http://ddr-forum.com). Toutefois, les études sur les communautés ostalgiques en ligne sont peu nombreuses. Ce projet souhaite ainsi apporter de nouvelles connaissances dans ce domaine Les résultats de cette recherche permettront également de contribuer aux réflexions plus générales sur les usages et expériences du passé (nostalgiques) d’autres communautés en ligne.

« Inventée » en 1688 par un médecin suisse pour donner un nom au mal du      pays et à ses symptômes, la nostalgie (du grecque nostos, retour et algia, douleur) fut pendant longtemps considérée comme étant une maladie difficile à saisir. Au début du 20e siècle, la notion quitte le discours médical et c’est notamment à partir du milieu du 20e siècle qu’elle innervera de plus en plus la culture populaire (Bolzinger 2007) et aussi la recherche en sciences humaines et sociales (p. ex. Boym 2001, Davis 1979, Jankélévitch 1974). Souvent décrit comme une construction régressive de la modernité (p. ex. Jameson 1991), le regard sur la nostalgie a beaucoup changé depuis quelques années. Au milieu des années 2000, ce sont Emily Keightley et Michael Pickering (2006) qui lancent un appel à repenser la place de la nostalgie dans la recherche sociologique. C’est la même année, en psychologie, qu’une équipe de recherche montre le caractère plutôt constructif de la nostalgie ; se rappeler de bons moments du passé permettrait de surmonter les crises et peurs personnelles du présent (Arndt, J. et al. 2006). La publication d’un numéro spécial dans la revue Memory Studies sur les mécompréhensions historiques de la nostalgie ouvre le chemin en direction d’une approche performative et plus subtile de la nostalgie personnelle et collective (Dames, 2010), le passage au verbe ‘nostalgier’ (Niemeyer, 2014 ; Sedikides et al., 2015) devient possible : la nostalgie n’est plus uniquement quelque chose qui relève du sentiment personnel, mais devient une activité sociale. Ce sont David Berliner et Olivia Angé (2015) qui amorcent également cette ouverture en éditant un volume collectif en anthropologie, mais c’est notamment l’ouvrage d’Alastair Bonnett (2016) qui, à l’appui d’études anthropologiques sur différents continents, montre que la nostalgie est universelle. Il réconcilie ainsi les formes plus anciennes du mal du pays avec ses traces et expressions dans la culture populaire. Les recherches en médias et communication renouvellent également depuis quelques années les réflexions sur la nostalgie. On peut d’abord noter la présence de nombreux articles et ouvrages portant sur la nostalgie et les contenus médiatiques divers (Dwyer 2015, Lizardi 2015, Sperb 2015, Holdsworth 2011), les industries culturelles et médiatiques (Natterer, 2017), les cultures visuelles (Kay et al., 2017) ou encore les cultures médiatiques au sens large du terme (Schrey 2017, Niemeyer 2014). Ces travaux montrent clairement que les nouvelles technologies, les médias et les réseaux sociaux en ligne peuvent être déclencheur de la nostalgie, être des espaces pour la partager, mais ils sont également un moyen pour adoucir le sentiment nostalgique, le manque d’un temps et d’un espace perdus. En revanche, il y a pour l’instant très peu d’études qui portent sur les communautés nostalgiques en ligne. On peut noter la présence d’analyses de ‘communautés de souvenirs’ qui partagent un passé sur le Web (e.g MacDonald et al. 2015), mais la nostalgie comme problématique y reste marginale. Les deux seuls articles qui se penchent sur la question de façon détaillée analysent les communautés en ligne avec un accent sur la nostalgie postcoloniale de Hongkong (De Seta & Olivotti, 2017) ou encore la nostalgie post- soviétique en Russie (Kalinina & Menke, 2016). Les analyses sur les productions médiatiques ostalgiques sont nombreuses, notamment celles qui portent sur le film et la télévision (e.g Ziegengeist, 2011 ; Enns, 2007) et on note un chapitre dans l’ouvrage de Paul Cooke (2005) qui porte sur les sites web (n)ostalgiques de l’EX-RDA. Il a notamment souligné leur caractère très politique, s’éloignant d’une nostalgie satirique ou joyeuse et critiquant la politique en cours depuis la réunification. Toutefois, son travail sur l’ostalgie ne traite pas des communautés en ligne.

La question principale qui guide cette recherche est la suivante : « De  quoi les (n)ostalgiques de l’EX-RDA se souviennent-ils et comment négocient-ils leurs souvenirs dans les communautés en ligne ? ». Plus spécifiquement… 1) Quelle est la place relative de différents types de discours (témoignage, souvenirs, références historiographiques) ou de différents types de contenu (photos, sons, vidéos, textes) dans la vision du passé qu’on négocie collectivement ?, 2) Peut-on constater que la nostalgie amène à des négociations entre des formes de mémoire personnelle, culturelle et la mémoire ‘officielle’ institutionnelle et médiatique ?, 3) Quel est l’écart ou quels sont les enchevêtrements entre une nostalgie exprimée explicitement pour la RDA (ostalgie) en tant que telle (son système social et politique) et/ou celle qui concerne une nostalgie personnelle du temps passé?, 4) Est-ce que les commémorations officielles du 30e anniversaire de la chute du mur de Berlin (9 novembre 2019) influent sur la fréquence et le contenu des publications dans les communautés en ligne ?